Gabriel Fauré / LES NOCTURNES

1re édition: 2020-01-08
revue et corrigé:

Gabriel Fauré / LES NOCTURNES

Les Nocturnes de Fauré sont bien davantage que de simples évocations de la nuit. Ce sont des études d'introspection musicale d'une grande profondeur expressive. Dans quelques-uns seulement (ceux du début surtout), la magie d'un paysage baIgné de lune est le véritable sujet du compositeur. Mais dans la plupart des cas Fauré affectionne les heures nocturnes pour leur silence et leur solitude. Lorsque le bruit et l'agitation de la vie diurne se sont éteints, l'homme demeure seul, face à ses rêves ou à ses problèmes. Ainsi le Nocturne, sous la plume de Fauré, devient une sorte d' examen de conscience musical. Tous ne sont pas calmes ou réservés dans leur expression. Certains d'entre eux s'élèvent à des grandes tensions dramatiques, généralement absentes des Nocturnes de Chopin.

Le tempo ne demeure pas toujours lent ou modéré. Dès le Premier Nocturne, cet élément dramatique s'affirme avec une grande puissance, et il demeurera présent jusqu'à la fin, troublant les hautes méditations de la vieillesse par des souvenirs de jeunesse d'une déchirante intensité (N° 13) ou par des explosions de désespoir chargées de défi (N° 12). Ces treize pièces témoignent d'une extraordinaire variété de forme et de contenu et, bien que de valeur inégale, elles constituent dans leur ensemble un cycle parfait, véritable journal intime parcourant la longue existence du compositeur.

Les trois premiers Nocturnes parurent ensemble sous un même numéro d'opus, mais ils diffèrent profondément l'un de l'autre. Le Premier, en mi bémol mineur le plus développé des trois, est sans doute la page pianistique la plus personnelle et la plus significative de toute la première période de Fauré, à la seule exception possible de la Ballade. Si l'écriture pianistique ne peut dissimuler ses sources chopiniennes, certaines harmonies sont déja typIquement fauréennes. L'atmosphere d'ensemble est sombre et passionnée, tres intense dans l'expression d'une souffrance aiguë avec, dans la coda, un rappel discret de la célèbre Chanson du Pêcheur. La coupe ternaire du morceau, avec son épisode central plus agité, annonce celle de maint Nocturne futur, en particulier du Treizième. Ni le Second Nocturne, en Si majeur, ni le Troisième, en La bémol majeur, ne parviennent à égaler les qualités musicales et expressives du Premier. Ce sont des scènes d'amour pleines de channe et de sérénité, d'une grande séduction mélodique, dans lesquelles la solitude de la nuit fait l'objet d'un heureux partage avec l'âme aimée. Même l'Allegro agité interrompant de manière imprévue le jeu raffiné de dissonances du Second Nocturne est dépourvu de signification dramatique, et joue plutôt le rôle d'un contraste pittoresque ou évocateur. Le Troisième Nocturne est le plus immédiatement séduisant et peut-être le moins profond de la série, page d'excellente musique de salon, mais « sauvée » par l'infaillible élégance de plume de Fauré. Il contient trois idées mélodiques différentes, et leur accompagnement rythmique témoigne d'une subtilité exquise.

Les deux Nocturnes suivants, écrits en suc cession rapide, sans apporter de nouveauté décisive. illustrent cependant une evolutlon psychologique vers une plus grande profondeur de sentiment. Comme le Troisième, le Quatrième Nocturne, en Mi bémol majeur, est une image du bonheur de l'amour partagé. et la limpidité de ses mélodies enchanteresses est rehaussée par un accompagnement uggérant des cloches lointaines. en particulier dans la section centrale. Le Cinquième nocturne, en Si bémol majeur. témoigne d'un progrès vers une plus grande liberté périodique et rythmique. et son climat de sensualité gracieuse se métamorphose de manière plutôt abrupte en une tension dramatique plus extérieure que réellement vécue au cours de l'épisode médian agité.

Nous pénétrons dans un nouvel univers avec le Sixième Nocturne, en Ré bémol majeur. le plus célèbre de la série, et certes l'un des plus beaux et des plus importants. Interrogé sur le lieu de l'inspiration de son merveilleux début, Fauré est censé avoir répondu: « Sous le tunnel du Simplon ! » L anecdote est apocryphe, à moins que Faure n'ait dehbérement plaisanté car le tunnel du Simplon ne fut pas ouvert avant 1905, onze ans après la composition de l'oeuvre! Quoi qu'il en soit c'est le plus grand Faure qui s'exprime dans le Sixiéme Nocturne, en un équilibre parfait entre les exigences d'une profondeur accrue de l'expression et celles d'une écriture pianistique encore très attachée à l'éclat des pièces précédentes. Cette heureuse synthèse, de pair avec une rare générosité de l'invention (c'est l'un des plus développés parmi les Nocturnes), explique sa position privilégiée, au point de rencontre entre l'opinion du grand public et celle des connaisseurs les plus subtils. De pair avec le Thème et Variations, qui est de la même époque, le Sixième Nocturne illustre le point de parfaite harmonie avant le début de la sublime ascèse des oeuvres dernières. Par l'esprit et le style, il est proche de La Bonne Chanson, écrite juste avant. A nouveau, Fauré fait usage d'une ample et libre forme ternaire, avec un épisode central pathétique s'élevant à une grande intensité de sentiment, et une conclusion tranquille retrouvant l'atmosphère sereine du début.

Le Septième Nocturne, en ut dièze mineur, adopte une coupe aussi spacieuse que celle de son prédécesseur, dont il égale la beaut et la richesse d'invention, tout en éclairant plus profondément encore les mystères de l'âme" humaine. Plus sombre et plus passionné que le Sixième, il est aussi plus elliptlque et plus secret en ses hannonies moUvantes aux modulations rapides, plus austère en sa parure instrumentale, et par conséquent moms populaire et moins joué, d'autant plus qu'il est une des pages de Fauré les plus difficiles d'exécution. Mais c'est un jalon décisif au seuil de l'ultime maturité fauréenne. Bien que de forme ternaire lui aussi, il setnble inverser les étapes psychologiques de son prédécesseur, pu isqu 'ici c'est l'épisode central qui offre l'éclaircie de sa douce consolation, éclaircie qui illuminera à nouveau les dernières mesures.

Le Huitième Nocturne, en Ré bémol majeur Comme le Sixième, est le plus bref et le moins complexe de tous, et ne reçut pas de numéro d'opus indépendant, mais fut intégré dans le cycle des 8 Pièces brèves, qu'il termine comme Opus 84 N° 8. Sans prétendre égaler la splendeur ni la profondeur de ses voisins, il constitue néanmoins un tableau d'atmosphère intime plein de charme, évocation du crépuscule plutôt que de la nuit, rehaussée de cloches lointaines. Renonçant à l 'habituel épisode contrastant, il déploie une ligne mélodique unique.

Les quatre Nocturnes suivants (NOS 9 à 12) témoignent d'une concentration et d'un dépouillement accrus par rapport aux précédents, renonçant à leur luxuriance sonore et instrumentale et atteignant à une pureté distillée de l'expression dont on trouverait malaisément l'équivalent dans tout le répertoire pianistique. Le Neuvième Nocturne, en si mineur, nous introduit de plainpied dans le jardin clos (titre, rappelons-le, d'un des plus sublimes parmi ses derniers cycles de mélodies !) de la vie intérieure du maître sourd et vieillissant. Le langage tonal. et harmonique, plus personnel que JamaIs, est devenu à la fois elliptique et énigmatique, avec ses raccourcis enharmoniques d'une évidence trompeuse et ses équivoques subtiles entre modalité et tonalité. Les rythmes, le plus souvent syncopés, sont devenus plus fuyants et plus insaisissables qu'autrefois, cependant que l'invention mélodique est à la fois plus concentrée, plus nette et plus austère de profil, et moins directement séduisante. L'écriture instrumentale, enfin, est un modèle d'efficacité et d'économie, renonçant à tout ce qui n'est pas strictement essentiel, en dépit de quoi jamais cette musique ne sonne maigre ou âpre. Les dernières oeuvres pianistiques de Fauré, Préludes, Nocturnes ou Barcarolles, sont un trésor unique de la culture d'Occident, dont la véritable importance n'est encore guère reconnue, loin de là. Quant au Neuvième Nocturne, il développe un thème unique, d'une beauté poignante, à travers une progression d'une intensité croissante, dont la tension se résout enfin en une sereine conclusion en majeur. Ecrit durant la composition du premier acte de Pénélope, le Dixième Nocturne, en mi mineur, s'apparente de près au précédent et suit un plan similaire, mais avec encore davantage de noblesse dépouillée, davantage de raffinenlent dans le language et la sonorité. Le Onzième Nocturne, en fa dièse mineur, es le plus secret de tous (on aimerait écrire le plus silencieux), l'un des plus brefs, aussi, et en 1 même temps l'un des plus émouvants. Peu de notes, il est vrai, mais aucune qui ne soit essentielle. Il s'agit d'une pièce funèbre, écrite à la mémoire de Noémie Lalo, l'épouse du critique musical Pierre Lalo, et qui doit son impact expressif tout particu. lier à l'utilisarion très personnelle de cadences modales doriennes. C'est une stèle parfaite du plus pur marbre hellénique, une digne réplique de la Conopede Debussy, écrite au même moment. Au contraire. le Douzième Nocturne, en mi mineur. est l'un des plus dramatiques de la série. Ce tableau sombre et agité d'une nocturne tempête marine (c'est comme le « négatif » de la marine « diurne » si passionnée, que constitue le premier temps de la Seconde Sonate pour Violon dans le meme ton écrite immédiatement après !), hésitant Jusqu au tout dernier accord entre le majeur et le mineur, celui-ci conservant le dernier mot a l'issue d'une gradation tourmentee et chaotique que soulignent des secondes dissonantes d'un aparete exceptionnelle sous cette plume. Le Treizième Nocturne, en si mineur , enfin, achevé le dernier jour de 1921, couronne dignement toute la production pianistique de Fauré, qui n'écrivit plus ensuite que son Trio et son Quatuor à cordes. Ses dimensions sont plus vastes et imposantes que celles d'aucun Nocturne depuis le Septième et dans aucun autre le contraste musical et dramatique entre le milieu et les épisodes extrêmes n'atteint à plus de bouleversante intensité. Le sublime début, dont l'écriture polyphonique égale en pureté et en densité les plus hautes pages de Bach. est une évocation poignante de la vieillesse. L'Allegro médian en Si majeur tente d'échapper à cette réalité par une évocation passionnée des souvenirs d'une jeunesse heureuse depuis longtemps révolue. Mais l'impitoyable présent garde le dernier mot: la fin n'est rien que cendres, la poigne glaciale de la mort imminente ...

Harry HALBREICH

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MARUYAMA Satosi