DEUXIÈME QUATUOR POUR PIANO ET CORDES EN SOL MINEUR OPUS 45

1re édition: 2020-01-07
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DEUXIÈME QUATUOR POUR PIANO ET CORDES EN SOL MINEUR OPUS 45

Nous sommes fort peu renseignés sur la genèse de ce Quatuor, que sept ans séparent du précédent Achevé en 1886, Il avait. sans doute été entrepris. dès .l'année précédente. Dédié à Hans de Bülow (bien que cette dédicace ne figure pas sur la partition imprimée), il fut joué pour la première fois à la Société Nationale, le 22 Janvier 1887. Depuis 1879, l'art de Fauré n'avait cessé de gagner en force et en originalité, et le pas en avant par rapport au Juvénile Opus 15 est vraiment énorme. L'Opus 45, œuvre de jeune maturité, occupe dans l'évolution fauréenne la place que les Quatuors "Rasoumovsky" occupent chez Beethoven. Les commentateurs discutent quant à décider s'il faut placer l'œuvre à l'extrême fin de la "première manière" fauréenne ou au début de la "seconde manière". Tout en soulignant tout ce que cette division a d'arbitrairement schématique pour un artiste au développement aussi uni et soutenu que celui de Fauré, nous pencherons pour la deuxième alternative. Depuis le Premier Quatuor, le catalogue fauréen s était accru d une trentaine de numéros: la plupart des Mélodies du Second Recueil la Ballade (1881), puis, dès 1883, année de son mariage avec Marie Frémiet, le début d'une riche floraison pianistique. 1884 avait été l'année de l'unique tentative symphonique de Fauré, mais l'œuvre avait été retirée (et sans doute détruite) à l'issue de sa première audition. Fauré devait en réutiliser certains éléments dans Pénélope, ainsi que dans les Sonates Opus 108 et 109. La grande œuvre succédant immédiatement à notre Quatuor sera le Requiem, entrepris sous le choc de la mort du père de Fauré (fin juillet 1886),

Cette année 1886 est l'une des plus fastes de la musique française, puisqu'elle a vu naître également la Sonate de Franck, la Symphonie avec Orgue de Saint-Saëns, la Symphonie Cévenole de d'Indy et celle en sol mineur d'Edouard Lalo! De pair avec le Second Quintette, le Quatuor Opus 45 est l'œuvre la plus vaste et la plus imposante par ses dimensions de la musique de chambre de Fauré. En particulier, le premier Allegro et le mouvement lent surpassent de loin les morceaux correspondants de l'Opus 15. C'est aussi l'œuvre la plus ardemment romantique de son auteur, d'une force virile réduisant à néant l'idée reçue d'un petit-maître susurrant et parfumé.

I. ALLEGRO MOLTO MODERATO (4/4, sol mineur)

Un large chant, ardent et fier, s'élève à l'unisson des cordes graves sur la houle courroucée des triples croches du piano (qui réapparaîtra fréquemment en brefs à-coups de colère). Ce thème d'envergure grandiose, de souffle épique, domine le morceau au point que toutes les autres idées s'effacent devant lui. Repris par le piano, il s'amplifie en un dialogue polyphonique avec les archets d'une admirable âpreté déjà ulysséenne. La seconde Idée, expressive et plus douce apparaît alors en si bémol majeur. Partout, dans cette musique, on constate déjà la magnifique fermeté des basses, si caractéristique du Fauré de la maturité, et qui est le fruit de sa formation chez Niedermeyer. Ainsi que nous le rapporte Marguerite Long, Il y attachait une extrême importance en matière d'interprétation, d'où son exclamation fameuse: "A nous les basses!... ". Un rappel du premier thème en brève bouffée d'orage précède l'accalmie en ml bémol majeur marquant la fin de l'exposition. Le développement commence sombrement en ut mineur (avec sensible abaissée), et élabore un élément nouveau, de nature calme, qui tantôt alternera avec le thème principal, tantôt se combinera avec lui, également sous sa forme diminuée (croches au lieu de noires). L'ampleur et le souffle réellement symphoniques de ce développement n'ont d'égaux que sa superbe maîtrise contrapuntique. Au terme de la tension ainsi accumulée, la. réexposition explose en fortissimo, pareille à la mer tumultueuse. Le développement terminal ramène une dernière fois en force l'idée initiale qui finit enfin par s'éteindre dans le pianissimo.

Schéma formel : exposition mes. 1-60; développement mes. 61-132; réexposition mes. 133-176; coda (développement terminal) mes. 177-220. On constatera que pour la première fois la coda acquiert ici l'importance d'un véritable second développement!

II. SCHERZO: ALLEGRO MOLTO (6/8, ut mineur)

Le Scherzo est beaucoup plus bref que celui de l'Opus 15 et cette moindre place accordée au traditionnel divertissement souligne bien le climat plus grave de notre Quatuor. Peut-on même qualifier de divertissement cette ténébreuse badinerie, aussi sombre que les Scherzos les plus nordiques de Brahms, et dont le fantastique hoffmanesque rappelle aussi le Scherzo du Quatuor avec Piano op. 47 de Schumann? . Sa tension naît. de l'équivoque savamment entretenue entre 6/8 et 3/4. Les cordes reprennent 1 unique thème du piano en valeurs doublées. Le Trio prend l'aspect d'un épisode mystérieux des cordes ramassées dans le médium, aux harmonies d'opale sombre très hardies (jeu d'enharmonies). Leur thème n'est autre qu'une variante de celui du premier mouvement, rare exemple de "cyclisme" chez Fauré. La reprise du Scherzo inverse le rôle des instruments: l'alto présente le thème en croches (la mineur), suivi du piano en noires (ut bémol majeur).

Schéma formel: Scherzo mes. 1-133; Trio mes. 134-197; Scherzo mes. 198-296.

III. ADAGIO NON TROPPO (9/8, puis 12/8, mi bémol majeur)

Sommet de l'ouvrage, cette évocation d'une indicible poésie, l'un des plus beaux "paysages" de toute la musique, est l'une des rares pages dont Fauré lui-même nous ait livré les clés. Dans une lettre à sa femme, postérieure de vingt ans, puisque datée de Stresa, le 11 septembre 1906, il écrit: "Ce n'est guère que dans l'Andante du Second Quatuor que je me souviens avoir traduit, et presque involontairement, le souvenir bien lointain d'une sonnerie de cloches qui, le soir, à Montgauzy - tu vois si cela date de loin - nous arrivait d'un village appelé Cadirac lorsque le vent soufflait de l'ouest. Sur ce bourdonnement s'élève une vague rêverie qui, comme toutes les vagues rêveries, serait littéralement intraduisible. Seulement, n'est-il pas fréquent qu'un fait extérieur nous engourdisse ainsi dans un genre de pensées si imprécises qu'en réalité elles ne sont pas des pensées et qu'elles sont cependant quelque chose où on se complaît? Désir de choses inexistantes, peut-être; et c'est bien là le domaine de la musique". Cet émouvant hommage sonore à la terre àriégeoise de son enfance défie toute description, tant est subtile la prenante nostalgie qui s'en dégage. Le doux carillon du piano (on n'ose l'appeler glas!) installe en quelques notes le climat poétique, grâce à sa double équivoque rythmique (syncopes décalées en noires créant l'illusion d'un 4/4 dans le 9/8) et tonale-modale (sommes-nous en mi bémol majeur ou en sol mineur?). Alors s'élève, toute seule, la voix de l'alto, sur un ton d'antique ballade légendaire. Charles Koechlin parle en termes pénétrants de "cette belle mélopée de l'alto pour laquelle, s'il n'existait point, il aurait fallu inventer ce noble instrument, si complète s'affirme l'unité entre son timbre et la nature de ce qu'il nous fait entendre". La paisible alternance de ces deux idées nous transporte dans l'agreste solitude vespérale d'un coin de cimetière à flanc de colline. Le second thème conserve le même climat et ne cherche nul effet de contraste, et le développement lui-même: modulant par séquences de dominantes à la manière fauréenne, se contente de renverser les rôles dévolus aux instruments en confiant la mélopée au clavier et le carillon aux cordes (l'unisson du violon jouant avec l'archet et de l'alto et du violoncelle en pizzicato est une trouvaille de génie!!. Après une reprise variée et condensée, les cordes munies de sourdines chantent la coda doucement modulante, d'une magnifique et irréelle sérénité.

Schéma formel: exposition mes. 1-39; développement mes. 40-73; réexposition mes. 74-100; coda mes. 101-115.

IV. FINALE: ALLEGRO MOLTO (3/4, sol mineur)

Le Finale a fait fréquemment l'objet de critiques et de réserves. Peut-être souffre-t-il du voisinage du sublime adagio. Par son élan ardent et fougueux au rythme emporté d'une chevauchée ternaire il est assez proche du Finale du Quatuor précédent,. dont il ne possède peut-être pas tout à fait la spontanéité juvénile. Si ses thèmes sont plus nombreux, Ils sont sans doute moins profilés. Mais c'est un admirable morceau de musique, même s'il ne couronne pas le Quatuor d'une manière aussi décisive qu'il était permis de l'espérer. Le premier thème, tumultueux, orageux fait place rapidement à un conséquent plus doux et mélodique exposé au piano. Un thème en accords vigoureux et massifs, assez brahmsien, en ut majeur fait office de pont vers . le second groupe de thèmes, présentant à nouveau deux idées complémentaire: une interrogation ,grise et austère, aux intervalles serrés à la. manière d'un cantus firmus et sa réponse, radieuse envolée vers a pureté et la lumière, aux septièmes schumanniennes. Ces deux éléments alternent, puis se superposent, et contrapuntique dense et complexe sur les deux éléments du premier thème. Un crescendo orageux mène à la réexposition, régulière, à la fin de laquelle réussit enfin une percée ensoleillée vers sol majeur, ton de la codastrette à la fois brûlante et rayonnante sur le premier thème, auquel s'adjoint pour finir (Più mosso) le thème "brahmsien" en fortissimo triomphal.

Schéma formel: exposition mes. 1-188; développement mes. 189-282; réexposition mes. 283-521 ' coda mes. 522-562.

Beaucoup moins joué que le Premier, alors qu'il mériterait une notoriété pour le moins égale, ce Second Quatuor bénéficie pourtant d'un sort privilégié lorsqu'on le compare à la tragique obscurité dont souffre le chef-d'œuvre suivant de la musique de chambre fauréenne, le Premier Quintette.

Bruxelles, juin 1970.
Harry HALBREICH

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MARUYAMA Satosi